Partie 1:
Partie 2:
J’ai toujours pensé que l’ailleurs se méritait. Qu’il exigeait un effort nécessaire. Une manière de se préparer à l’émerveillement. D’affuter ses sens. Avant, l’on marchait des jours durant, on défrichait des chemins ; on se confrontait à l’inconfort de mers agitées des semaines entières. On redoutait les pilleurs, les bêtes aussi que l’on ne connaissait pas.
Aujourd’hui, pour atteindre l’ailleurs lointain, c’est l’avion moderne qu’il faut affronter. Son inconfort de bus de troisième classe. C’est moins exotique. Moins dangereux aussi. Mais j’ai l’impression que c’est tout aussi long…
Croisière sur le Mékong
Il fait chaud. C’est d’abord à ça que l’on pense. En fait, on ne pense pas. On a juste les poumons qui se serrent. Étranglés par l’air humide. Comme si l’on avalait une éponge. Et puis on s’habitue. Et on sent. Une odeur minérale, ou végétale, les deux probablement, un peu comme celle d’une pierre moussue. Et c’est bon car c’est étrange. L’ailleurs qui vient saisir chaque sens. Comme si le corps savait avant. Comme si le corps préparait l’esprit avant qu’il ne découvre.
Croisière sur le Mékong
Il me souriait. En fait, ils souriaient tous mais celui-là, c’est à moi qu’il souriait. Angkor, c’est comme un typhon à sentiments. Les émotions tournoient, virevoltent, vous emportent. La beauté déshabille toutes les agitations et plus rien n’existe que la pierre qui apaise. Cela faisait un bon quart d’heure que j’étais assise face à ce géant de pierre qui me regardait de ses yeux clos. Qui me lavait de son sourire. Une jeune chinoise, toute habillée de blanc, est passée entre nous, une ombrelle qui posait sur l’épaule. C’était imperceptible, mais je suis sûre que le dieu du Bayon m’a fait un clin d’œil.
Louise
Croisière sur le Mékong
On croit voir des îles et ce sont des forêts. Des forêts englouties pas le lac repu. Le lac qui avale le Mékong qui vient ici vider les débords de ses eaux. On navigue à hauteur de la canopée, cela fait des buissons touffus qui affleurent l’eau comme de la mousse. Parfois ce sont des maisons que l’on découvre perdues au milieu de l’eau. Posées sur de fragiles pieux, on dirait des insectes légers comme des brindilles. On y voit accostés de longs bateaux étroits comme des traits d’union. Le soleil se couche sur le lac Tonle Sap
Louise
Croisière sur le Mékong
L’on se moque de nous. Juchés sur d’inconfortables chars à bœufs, on traverse un village. C’est nous qui sommes l’attraction. C’est nous qui offrons le spectacle. C’est à peine un village, juste un marché qui longe la piste. Et les Cambodgiens rient sans se cacher. Ils se moquent de nous mais pas à nos dépens. Il y a comme de la tendresse dans leur sourire. Nous sommes un peu ridicules. Alors nous rions avec eux.
Louise
Croisière sur le Mékong
C’est un contraste. Comme un coup de poing dans le ventre. Comme le revers du paradis. En approchant Phnom Penh, le fleuve dessine la banlieue. Plantés dans l’eau, des bidonvilles. Des huttes de tôle minuscules, qui se grimpent les unes sur les autres. Qui grignotent l’espace d’eau boueuse. Des visages de femmes. Des visages d’enfants. Crasseux comme la misère. Même de loin, on devine leur regard. Ahuris et las. Combien sommes-nous sur le bateau ? Quarante, cinquante ? Le montant du voyage de chacun réunis nourrirait, une vie, des milliers de ceux-là. J’ai un peu honte.
Louise
Croisière sur le Mékong
Il fait nuit et un orchestre de jazz a entamé Moon river. Le bar est perché au haut d’un immeuble, comme une pagode ouverte aux vents. Sous les ventilateurs paresseux, on croit entendre encore le cliquetis des machines à écrire des correspondants de guerre dont c’était le repère. Les fauteuils sont profonds et malgré la chaleur j’ai commandé un whisky. Question de climat, d’atmosphère. J’offre à mon corps le repos. Des heures durant j’ai marché dans la ville. Et partout le paradoxe de la douceur et d’une architecture flamboyante et pourtant encore en deuil.
Louise
Croisière sur le Mékong
C’est presque la frontière. Nous arrivons au Vietnam et déjà le paysage du fleuve change. Des bateaux plus nombreux nous croisent sans cesse. Je ne me lasse pas de les regarder. Gonflés comme des poissons-globes, ils sont chargés de marchandises. Des bananes et des caisses. Des troncs et du charbon. A la proue, tournés vers l’eau, de grands yeux sont dessinés. Ici, on considère que les bateaux ont une âme. Et qu’il leur faut surveiller le fond du fleuve pour ne pas se laisser surprendre par les esprits des eaux. Comme ce peuple a du bons sens…
Louise
Croisière sur le Mékong
Nous avons changé de pays. Et c’est tout un peuple qui change. Nous sommes sur le même fleuve et c’est tout autre chose. Comme si pendant la nuit nous avions parcouru un continent. C’est drôle, la première chose que je remarque, ce sont les chapeaux. Les chapeaux qui ont changé. Au Cambodge, ils ressemblaient à une souche d’arbre. Évasé, le large bord s’élançait puis était subitement coupé, à plat. Ici, c’est le chapeau « chinois » que l’on trouve sur toutes les têtes, conique et pointu.
Au marché de Tan Chau, j’ai acheté du poivre. Pour le gouter, j’en ai croqué un grain. Il était si fort que j’en ai eu la bouche enflammée.
Louise
Croisière sur le Mékong
C’est une petite maison. C’est un peu poussiéreux. Rien n’a changé depuis pas loin d’un siècle. Partout, des photos de Marguerite Duras et de son amant chinois. C’était sa maison. A l’amant chinois. Celle de Marguerite n’existe plus. J’ai l’impression de me promener dans un roman. La ville, elle aussi, semble suspendue dans le temps. Dans le vieux marché couvert, l’odeur est forte et des paysans assis par terre surveillent leur minuscule étal de natte. Trois ou quatre poissons. Des légumes incertains. Et il y a les canaux qui découpent la ville en îlots. Je voudrais m’arrêter, ne pas reprendre le fleuve. Me poser là et flâner entre deux époques.
Louise
Croisière sur le Mékong
C’est d’abord le port. Avant même de voir la ville. Avant de voir la mer. Une ville de métal et de cargos. De grues, plantées comme les griffes du ciel. Et cela bouge sans cesse. Des treuils géants s’agitent et des bateaux énormes glissent comme des vers marins. J’ai l’impression que notre bateau est devenu si petit qu’il va se faire gober, avaler par les ventres immenses. Que la vague d’un seul peut engloutir le nôtre.
J’adore l’idée des ports. Je crois entendre les milles langues des marins déversés. Et déjà les lumières de Saigon.
Louise
Croisière sur le Mékong
Je crois que je regrette un peu le fleuve. Ai-je le mal de terre ? J’ai perdu l’habitude du bruit, des voitures et des foules. L’on me bouscule. J’ai gardé le rythme lent des villages. Et je voudrais tout voir alors je ne vois rien. J’ai l’impression d’être un peu discordante. Pourtant j’ai rêvé de Saigon. D’aventures indochinoises. Des peuples mélangés d’une ville en delta. Peut-être suis-je nostalgiques de trop de songes…
Louise
Croisière sur le Mékong
Comme il fait froid. Faut-il que les aéroports toujours soufflent le contraste ? Malgré le vent glacé, je poursuis ma descente du fleuve. Je veux garder encore la douceur du Mékong. Je veux garder en bouche un goût de citronnelle. Je crois voir encore une rizière en étages. Mais ce ne sont que les boucles de l’autoroute…
Louise
Quel magnifique récit, quel talent, on se croirait dans un roman
Que de souvenirs votre récit fait remonter à la surface… l’un de mes plus beaux voyages et pour le moins le plus marquant, suivi en sens inverse avec départ Hanoï…
Que de souvenirs vous faîtes remonter, entre la moiteur et les odeurs, la gentillesse et l’amabilité des cambodgiens… sans oublier mes reins qui se souviennent encore très bien des chars à bœufs…